Rue Ronarc’h, rue de la Soif ...

samedi 11 mai 2013
par  François DART

Une nouvelle ambiance urbaine se dessine pour le cœur d’agglomération autour de la place Roger-Salengro, comme en témoignent les travaux en cours qui visent à une redynamisation du centre-ville et à un meilleur partage de l’espace public.

Pour répondre aux enjeux environnementaux, sociaux et économiques d’un futur proche, ce programme entend renforcer l’attractivité commerciale et résidentielle de cette portion du secteur urbain, en réduisant la place de l’automobile, en créant de nouveaux logements et en offrant davantage de possibilités aux cyclistes et aux piétons.

La mutation qui s’opère actuellement est aujourd’hui le prétexte à revisiter l’histoire de cette rue, emblématique de la vie et de la convivialité dunkerquoises.

Une succession de dénominations

- XVIe siècle : rue des Espagnols

- XVIIe siècle : rue de Bergues

- 1808 : rue de la Vierge

- 1884 : rue des Bassins

- 1916 : rue de l’Amiral-Ronarc’h

L’actuelle rue Ronarc’h est certainement l’une des artères de la ville qui changea le plus de dénomination.

La consultation des divers plans anciens nous enseigne en effet qu’elle s’appela rue des Espagnols au XVIe siècle puis, au XVIIIe, rue de Bergues conduisant à la West Poorte, rue des Jacobins et de la Victoire sous la Révolution, et rue de la Vierge par arrêté du maire du 26 février 1808. Enfin, le 3 octobre 1884, le conseil municipal décide que les rues de Bergues et de la Vierge seront confondues sous le nom unique de rue des Bassins.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’administration municipale décide de rebaptiser de nombreuses rues de Dunkerque en hommage aux grands serviteurs de la guerre, artisans de la victoire.

C’est ainsi que le 16 novembre 1918, la rue de l’Église devint la rue Clemenceau, la rue Neuve prit le nom de Président-Wilson, de même la rue du Sud / rue du Maréchal Foch, la rue Royale / rue Albert 1er, la rue Saint-Jean / rue du Maréchal Joffre, la rue des Pierres / rue du Maréchal-French, la rue des Arbres / rue des Poilus, le quai de la Visite / quai des Américains, et enfin, la rue des Bassins qui prend la dénomination de rue de l’Amiral-Ronarc’h.

Autrefois, la rue des Bassins

Avant la Première Guerre mondiale, l’appellation rue des Bassins faisait donc probablement référence au bassin des darses, dit bassin Becquey, du nom de l’ingénieur qui en avait assuré le creusement terminé en 1826, mais aussi au bassin à flot, dit bassin de la Marine, datant de l’époque de Louis XIV, et au bassin du Commerce, mis en service au début du Second Empire.

Cette artère, faite de mauvais pavés mais très commerçante et fréquentée, fut presque entièrement détruite lors du second conflit mondial et la Reconstruction a quelque peu bouleversé ce quartier intime et cordial qui, en définitive, n’a jamais trouvé son vrai nom et dont la vie s’organisait autour de la place du Marché-au-Poisson.

Avant le cataclysme de 1940, la rue de la Maurienne rejoignait perpendiculairement, par le côté nord-est de la place, la rue de la Panne.

Celle-ci, qui reliait la rue de l’Amiral-Ronarc’h et la place du Vieux-Marché-au-Beurre, fut déplacée vers l’Est par le plan d’urbanisme de 1945 et part aujourd’hui de la rue du Maréchal-French pour aboutir à l’angle de la place Salengro et de la rue de la Maurienne.

Par ailleurs, la Ruelle-au-Bois que l’on empruntait jadis pour se rendre de la rue French à la place a disparu.

Dans la rue des Bassins, les commerces étaient particulièrement nombreux et variés et on y trouvait aussi bon nombre de professions libérales demeurant dans de belles et majestueuses demeures des XVIIe et XVIIIe siècles. C’était aussi le quartier des vieilles enseignes de cabarets et estaminets centenaires : le Canon d’Or, le Brick, le Chat Botté, l’Ange Couronné, le Balaou (du nom d’un signal d’épave au port), le Saint-Sébastien... d’où « la rue de la Soif ».

Le Marché au Poisson

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La place Roger-Salengro, dénommée ainsi en 1937, porta autrefois le nom de place au Bois bien qu’on y ait jamais vendu de bois, puis de place au Blé alors que le blé se vendait sur le terrain des Dames de Ravensberg, devenu place Jeanne-d’Arc.

Elle accueillit ensuite le « vissemarkt » (marché au poisson) avant la construction en 1863 de la Halle, l’un des endroits les plus pittoresques du Dunkerque d’avant-guerre, où le client avait le choix entre la morue fraîche ou salée, le poisson sec (wamme), les platches, les cabillauds, les kellebetches, les kakestecks, soit autant de produits de la mer vantés par les voix sonores des Bazennes ou des Mardyckoises dont la plupart portaient encore le traditionnel bonnet blanc à larges brides bien empesées.

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Mais il y avait aussi des bouchers, des charcutiers, des vendeurs de fromage de Bergues ou de Hollande. Certains jours de fête, à l’occasion de la ducasse, du 14 Juillet ou d’autres festivités traditionnelles, le marché était débarrassé de son matériel.

Des bandes de toile ou des panneaux de bois étaient alors fixés aux grilles et un orchestre menait le bal. Les cabarets de la place en faisaient autant, entraînant le quartier dans une immense farandole, signe d’une époque heureuse et détendue.

Mais cette atmosphère disparaît avec les destructions opérées par l’aviation allemande.

Après le conflit, en attendant la reconstruction, la place accueille une cité de baraquements commerciaux puis en 1967 un marché couvert transformé en salle polyvalente où se déroulent des bals de carnaval ou des championnats de boxe et de catch.

Dans les années 1970, des commerces s’y installent mais n’arrivent pas à fidéliser la clientèle. La démolition du « Forum » est alors engagée fin octobre 1997 et le site est transformé en parking.

Hommage à Ronarc’h

Au-delà de l’histoire mouvementée de cette rue, la mémoire de l’amiral Pierre Alexis Ronarc’h demeure inscrite dans le paysage urbain.

C’est lui qui, en 1914, à la tête de la brigade de fusiliers marins, réussit à tenir dans des conditions effroyables le secteur du front entre Nieuport et Ypres, sauvant ainsi Dunkerque de l’invasion.

Nommé ensuite commandant des forces navales dans la zone des armées du Nord, il engagea avec succès sa flottille de torpilleurs dans la lutte anti-sous-marine. Mais le nom de son neveu, l’amiral Pierre-Jean Ronarc’h est également lié à l’histoire de Dunkerque : c’est lui qui en 1940 fit appareiller d’extrême justesse le cuirassé Jean-Bart qui allait tomber aux mains de l’ennemi à Saint-Nazaire.

La rénovation est en cours et devrait se présenter comme ci-dessous

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Patrick Oddone

Pierre Alexis Ronarc’h

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À 15 ans et demi, il est admis à l’École navale. Il est lieutenant de vaisseau à 24 ans et participe à la campagne de Chine en 1900 en tant que commandant en second d’un détachement français de 160 marins qui résiste à la révolte des boxers.

À 42 ans, il est le plus jeune capitaine de vaisseau de la marine française.

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En juin 1914, il accède au grade de contre-amiral et il est désigné comme commandant de la Brigade de fusiliers marins en cours de formation à Lorient.

Il dirigera la brigade jusqu’à sa dissolution le 6 novembre 1915. Il est promu vice-amiral, puis chef d’état-major de la marine en 1919.

Le front de l’Yser en 1914 : la brigade Ronarc’h

Après sa constitution, la brigade de fusiliers marins monte à Paris, puis en octobre 1914 elle reçoit l’ordre de se transporter en Belgique pour assister l’armée belge assiégée à Anvers par l’armée allemande, puis aide à l’évacuation de la ville :

« Après la bataille de la Marne, les Allemands s’enterrent dans leurs tranchées ; ils y resteront quatre ans jusqu’à l’offensive victorieuse de 1918.

Mais dans le Nord, le front n’est pas stabilisé, la guerre de mouvement continue : les Allemands sont à Lille alors que, dans la place forte d’Anvers l’armée belge tient encore ; l’ennemi peut déborder la gauche des lignes alliées, occuper les côtes de la Manche et couper l’Angleterre de la France ; il faut à tout prix l’arrêter, c’est la course à la mer.

C’est alors qu’intervient la brigade Ronarc’h, formée pour la plupart de marins qui n’ont de fusiliers que le nom : réservistes du commerce et de la pêche, troupe robuste, disciplinée, habituée au climat marin, solidement encadrée par des officiers et officiers mariniers de l’active et de la réserve.

Lancée en enfants perdus, la brigade est envoyée au secours d’Anvers, mais en cours de route, la place tombe et les Belges font retraite vers la mer : les 6 000 hommes de Ronarc’h se positionnent alors à Gand ; ils arrêtent les Allemands à Melle, en avant de cette ville, assez longtemps pour permettre la retraite de l’armée belge.

Puis il faut décrocher ; alors commence à travers la Belgique une marche sans espoir, sans éclairage, sans ravitaillement. Elle réussit cependant contre toute espérance et le 15 octobre Ronarc’h reçoit l’ordre de s’arrêter sur l’Yser, à Dixmude et d’y tenir pendant une semaine.

Il y tiendra pendant un mois, aux côtés des troupes françaises du général d’Urbal, des Belges et des Anglais contre les assauts furieux des Allemands : la course à la mer est gagnée. Dunkerque est sauvée et un lambeau de territoire belge préservé de l’invasion1. »

La brigade Ronarc’h participe donc jusqu’à la fin du mois d’octobre 1914 à une défense héroïque de Dixmude aux côtés de l’armée belge et en s’opposant à des troupes ennemies bien supérieures en nombre.

La position devenant critique, l’armée belge décide d’inonder la région par les écluses, ce qu’elle parvient à faire. Dixmude tombe mais l’avance allemande est enrayée.

Les pertes de la brigade Ronar’ch sont très importantes, de l’ordre de l’effectif initial, mais la mission est maintenue par les renforts d’effectifs.

Les marins de la brigade Ronarc’h se battront sur le front de Belgique jusqu’à la dissolution de la brigade en novembre 1915.

Quelques volontaires vont alors constituer un bataillon de fusiliers marins (850 hommes) qui se battra avec l’armée de terre jusqu’à la fin de la guerre notamment près du Chemin des Dames à Laffaux.

La zone des Armées du Nord (ZAN) 1916-1919

Quand le front se stabilise en novembre 1914, les Allemands tentent plusieurs fois de percer les lignes.

Les marines française et britannique le flanquent avec les moyens navals limités dont elles disposent (pour la Grande-Bretagne, il s’agit de la Dover Patrol de l’amiral Bacon, qui comprend quelques monitors portant de la grosse artillerie navale bien utile quand l’armée n’en a pas...).

L’objectif premier de ces forces navales est de bloquer le Pas-de-Calais aux sous-marins allemands pour que les transports de troupes et de matériel de guerre venant de Grande-Bretagne puissent passer sans encombre.

Les navires français dépendent initialement de la 2e escadre légère, puis du préfet maritime de Cherbourg. Rapidement, on s’aperçoit qu’il faut que le commandement soit rapproché de Dunkerque pour être efficace.

Parallèlement, fin 1915, la marine a besoin d’armer une quantité énorme de petits navires (chalutiers, sloops, yachts, ...) pour lutter contre les U-Boote.

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La marine manque de monde.

Pour récupérer du personnel, la brigade de fusiliers marins est dissoute, son personnel envoyé sur les bateaux, et Ronarc’h est libéré de ses fonctions. Ronarc’h passe ensuite quelque temps à la tête de la Direction centrale de la guerre sous-marine (il a, en 1909, beaucoup travaillé sur les mines et le dragage, qui constituent l’un des gros problèmes rencontrés près des côtes puis, en 1912, il a organisé les escadrilles de navires légers de l’armée navale, ce qui est au programme de la DCSM...).

En mars 1916, c’est encore Ronarc’h qui est choisi, en raison de sa très bonne connaissance de l’armée et du général Foch qui commande les armées du Nord, pour devenir à Dunkerque le premier et unique commandant supérieur de la marine dans la "zone des Armées du Nord" (ZAN).

Celle-ci s’étend sur la côte de Nieuport (Belgique) jusqu’à Antifer (nord du Havre). Il a grosso modo des prérogatives de préfet maritime pour la ZAN et y commande toutes les unités de la marine (sauf les canonniers marins, qui sont rattachés à l’artillerie lourde de l’armée à l’exception de ceux armant le front de mer de Nieuport).

En juin 1918, devant l’offensive générale allemande, Dunkerque manque d’être évacuée, et son port détruit pour ne pouvoir être réutilisé.

C’est en grande partie Ronarc’h, avec l’appui de son correspondant britannique Keyes (remplaçant de Bacon) qui évite que des mesures prématurées ne soient prises. Finalement, tout le monde restera à Dunkerque et les Allemands n’y rentreront pas.

En octobre 1918, les armées alliées pénètrent profondément en Belgique évacuée par les troupes germaniques. Ronarc’h étend son rôle côtier jusqu’à la frontière hollandaise. Quelques jours plus tard, c’est l’armistice. Ronarc’h est chargé de la démobilisation des navires réquisitionnés pendant la guerre. Le 1er mai 1919, la marine dans la ZAN est dissoute.

Le 17 mai, le vice-amiral Ronarc’h est nommé chef d’état-major général de la marine, poste qu’il occupe jusqu’en février 1920, où il est remplacé par le vice-amiral Henri Salaün (qui a fait l’essentiel de la guerre en tant que directeur général de la guerre sous-marine, dérivé du poste occupé plus tôt par Ronarc’h).

L’amiral Ronarc’h est, semble-t-il, le seul amiral à avoir, avec ses fusiliers et un carré des équipages de la flotte, participé à Paris au grand défilé de la victoire du 14 juillet 1919, ce qui ne reflète qu’une part minime du rôle joué par la marine pendant la Grande Guerre, en particulier pendant les mois terribles du printemps 1917 marqués par les débuts de la guerre sous-marine sans restriction.


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